jeudi 31 janvier 2008

Sur une toile d'Edgar Degas

Les textes presentés sous "En vos mots" ont été publiés, une première fois, dans le jardin de Lali.




Quand nous pensons à Edgar Degas, nous avons tous en tête ses ballerines ou ses chevaux. Mais l’oeuvre de Degas est bien davantage. Lui, l’ami des peintres et des écrivains, a souvent peint ceux-ci. Son portrait de Stéphane Mallarmé a d’ailleurs fait l’objet d’un billet il y a quelques semaines.




Aujourd’hui, Degas est vôtre. Ou plutôt le portrait qu’il a fait du critique Edmond Duranty. À vous d’imaginer à quoi ce dernier pensait dans son bureau, entouré de livres, prêt à écrire, en pleine réflexion. Libre à vous de retracer qui il était si l’idée vous inspire. Libre à vous aussi d’imaginer quel lien unissait le critique et le peintre. Libre à vous, encore plus, de faire fi de tous ces détails et de vous laisser aller à raconter.



Pour ce dixième dimanche de la catégorie En vos mots, un lieu rempli de livres, un lecteur, un écrivain. Et surtout : vos mots, vos histoires à venir.



Puisse ce tableau vous donner envie d’y entrer et de faire connaissance avec le lecteur. De le raconter. De le partager.



Bonne semaine à vous tous









J’allais tourner le dos à presque douze ans de ma vie. Les douze plus importantes années de ma jeune vie. J’avais 18 ans depuis quelques mois, et le monde m’attendait au delà des murs de l’orphelinat, où j’étais convaincu, que tout ce qu’allais vivre ne pouvait être mieux que tout ce que j’allais laisser derrière moi.

Pauvre prétentieux que j’étais. La vie allait m’apprendre qu’on ne laisse jamais rien du tout. On peut quitter des lieux, des visages, des amis. On peut tout quitter sauf ses souvenirs.

On ne quitte jamais ses souvenirs d’absence, d’errance, de souffrance, de la solitude de l’enfance. Juste un gosse qu’on frappe, qu’on blesse, qu’on redresse. Et puis tous ces anniversaires jamais chantés, ces Noëls jamais aimés, cette blessure morale de n’avoir d’importance pour personne.

Jusqu’au jour où un maître typographe vous tend un livre, parce que bien travaillé. Parce qu’il dit te faire confiance. Les mauvais mômes, ça n’existe pas. Tout ça ce n’est qu’une perversité des grandes personnes.

Et puis cette caresse sur ma joue. C’est dégeulasse… Je détestais ça… Et ses mots :« Tu peux y arriver. Toi seul peux y arriver. Personne d’autre à ta place. »

« Mais dis-moi, mon bon maître, pourquoi y arriver, alors que je ne compte pour personne? »

« C’est faux, tu comptes pour toi. Puis tu comptes pour moi. Voilà déjà au moins deux personnes pour qui tu comptes. Et puis, un jour une fille viendra et tu compteras pour elle aussi. »

Et s’il avait raison? Si je comptais vraiment pour lui? Et puis la fille… Que lui dirais-je? Je ne sais pas parler aux filles. Je n’ai jamais vraiment parlé à quelqu’un. Je n’ai jamais vraiment parlé avec quelqu’un. Alors aux filles… Pour leur dire quoi?…

« Personne ne m’a jamais félicité quand j’ai réussi mes années ni personne ne m’a jamais puni non plus quand je n’ai pas réussi, alors dis-moi mon bon maître, je gagne quoi si j’apprend mes leçons et si je réussis mon cours ? »

« Tu gagnes le fait d’apprendre et de réussir. Tu seras fier de toi. Et moi aussi. »

Tiens, voilà autre chose… Où il a trouvé ce mot grossier, « fier »? Ça sert à quoi d’être « fier »?

« À marcher la tête haute et à pouvoir regarder les gens dans leurs yeux, mon garçon. »

Décidément il avait réponse à tout. Et puis, il disait avoir « confiance en moi ». Jamais personne n’avait eu confiance en moi. Jamais. Pourquoi maintenant?… Pourquoi lui?…

Est-ce possible que quelqu’un croit en vous plus que vous-même?… Tu peux y arriver qu’il me dit… Moi seul je peux y arriver, personne d’autre ne peut le faire à ma place …

Et si je m’intéressais vraiment un peu aux livres. Aux choses que les enfants apprennent juste pour voir le regard de leur maman briller de bonheur. Juste pour entendre leur père dire à ses amis : « mon fils a eu son diplôme… ». Comme ça, pour moi, pour apprendre. Puis pour lui aussi, qui a l’air vraiment de croire en moi.

Septembre 1972. Diplôme en poche. Fier. J’allais tourner le dos à presque douze ans de ma vie. Les douze plus importantes années de ma jeune vie. Je regarde les yeux vitreux de ce pauvre maître typographe. Il me caresse la joue. Encore… C’est vraiment dégeulasse…

Avril 1980. J’apprends que ce bon maître qui avait tellement cru en moi est décédé. Je ne le verrais plus. Plus jamais. Je n’aurais plus la possibilité de lui dire qu’il avait eu raison. Et puis que pour la fille, c’était vrai aussi. Elle m’attendait pour de vrai, comme il me l’avait dit. Et puis, je comptais pour elle, comme il me l’avait dit.

Avril 1980. Assis au bord du Tage, je pleure. Comme je n’ai jamais pleuré. J’aurais tant aimé lui dire que j’étais fier de moi. Que j’avais tant retenu de lui. Et je pleure. Pour la première fois de ma vie, je suis un orphelin. Un vrai. J’aurais tant aimé qu’il me caresse la joue. Une fois encore. Juste une fois de plus.

La vie commençait à m’apprendre qu’on ne laisse jamais rien du tout. On peut quitter des lieux, des visages, des amis. On peut tout quitter sauf ses souvenirs.

Aujourd’hui, la fille est toujours là. Je l’aime. Mon bon maitre avait raison. Je crois que seules les personnes qui n’ont jamais manqué d’amour ne me comprendront jamais. Je compte pour quelqu’un. Pour de vrai. Mon Dieu chaque fois que j’y pense, je plane. Je vole.

Qui a dit que la vie ne vous fait jamais de cadeau?







[Armando Ribeiro, publié au pays de Lali le 23 juin 2007 @ 12:59]

2 commentaires:

Fios de Seda a dit…

Mais uma vez, coincidências da vida. O teu mestre tipógrafo, a força dos gestos, as saudades, a tristeza de palavras não ditas... o Mestre.
Senti o mesmo com o meu Avô, também ele tipógrafo. Não tive tempo de dizer adeus e de lhe dizer o quanto o amava. Ficou tanto por dizer...
Hoje dorme no meu quarto, ao meu lado e pega-me ao colo! Partilho com ele alegrias e tristezas!
É, juntamente com o meu filho, o meu fiel Anjo da Guarda!
Morro de saudades dos dois!!!
Obrigada por estes bocadinhos de partilha!

Anonyme a dit…

Ne te fais pas de souci, n’aie pas de regrets, ton bon maître a su tout cela, sans même que tu le lui dises. Il savait qu’il avait raison, pour toi, pour celle qui t’aime et que tu aimes, pour toutes ces années à venir. Il savait que tu allais venir le voir un jour. Mais le vrai rendez-vous avait déjà eu lieu et c’était l’essentiel pour lui, comme cela l’est devenu pour toi. Ces gens-là sont des phares qui continuent à éclairer nos routes longtemps après que nous les avons perdus de vue.
Les maîtres savent qu’ils sèment sans savoir où les graines germeront mais ils savent que le printemps arrivera et c’est ce qui fait la grandeur et la beauté de leur métier.